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Remise en liberté d’Alexandra Richard : Quel est ce « trouble à l’ordre public » que craint la justice ?

Au lendemain du 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, la cour d’appel de Rouen a examiné la demande de remise en liberté d’Alexandra Richard, condamnée à 10 ans de prison pour homicide volontaire sur son conjoint violent.

Pendant 3 ans, Sébastien Gest l’a violée, frappée et menacée de mort à de multiples reprises. Le jour du drame, il lui a demandé de choisir l’arme avec laquelle il allait la tuer et l’a ainsi menacée : « j’vais t’buter, tu partiras les pieds devant ». Tous les éléments de l’enquête indiquent une scène de légitime défense, dans laquelle Alexandra Richard s’est emparée d’une arme pour se protéger. De surcroît, l’expertise balistique valide la plausibilité d’un coup de fusil déclenché de manière accidentelle.

Ce contexte de violences conjugales n’ayant pas été reconnu et pris en compte dans les jugements qui ont été rendus en première instance et en appel, les avocat.e.s d’Alexandra Richard, Maître Questiaux et Maître Dekimpe, ont saisi la Cour de cassation. Dans l’attente d’une décision de justice, iels ont également demandé, pour la sixième fois consécutive, sa remise en liberté sous contrôle judiciaire.

Alexandra Richard est en détention depuis plus de deux ans maintenant, privée de ses trois enfants. Le plus jeune, Jessy, âgé seulement de 6 ans, demande à ses grands-parents maternels qui s’occupent de lui s’il peut aller passer ses vacances en prison « avec maman ». Abigaëlle et Enola, âgées de 17 et 19 ans, ont elles aussi besoin de leur mère pour se reconstruire après les violences conjugales et le drame dont elles ont été témoins.

Les précédentes demandes de remise en liberté ont été refusées au motif qu’elles pourraient entraîner « un trouble exceptionnel à l’ordre public ». Cette fois encore, lors de l’audience, une des avocates des parties civiles a mis en avant ce motif. Dans un discours décousu, qui avait peut-être pour but de créer une certaine confusion dans l’esprit des juges, Maître Amisse-Duval a accusé pêle-mêle :
1/ les associations féministes d’avoir fait pression sur les enfants de Sébastien Gest, qui auraient vu des collages à l’extérieur du tribunal (que les enfants soient perturbés par des collages qui dénoncent les violences de leur père, on le comprend bien, mais en quoi ces collages constituent-ils une forme de « pression sur des témoins »  ?) ;
2/ les associations féministes d’avoir directement fait pression sur sa personne, en l’abordant à la sortie des réquisitoires (ce qu’aucun témoignage ou dépôt de plainte ne vient attester) ;
3/ Alexandra Richard d’être « le fer de lance du féminisme ou d’autre chose » (comme si, depuis sa prison, avec toutes les conséquences psycho-traumatiques auxquelles elle doit faire face, elle pouvait être à la tête d’un mouvement politique dont elle n’a jamais fait partie).
L’avocate a aussi vaguement évoqué la couverture médiatique de l’affaire et son écho dans l’opinion publique en déclarant : « ce qui se passe sur les réseaux sociaux, je n’en veux plus ».

De son côté, le procureur général Patrice Lemonnier, qui s’est toujours montré extrêmement virulent à l’égard d’Alexandra Richard (voir notre chronique judiciaire du procès en appel), n’a pas jugé opportun de présenter son argumentaire, renvoyant les magistrats à ses réquisitions écrites.

À aucun moment, les éléments présentés à l’audience ne viennent réellement étayer l’argument du « trouble exceptionnel à l’ordre public ». Ils n’ont aucun rapport concret avec Alexandra Richard et avec les conséquences réelles de sa remise en liberté sous contrôle judiciaire.
 
On est en droit, au vu d’une telle plaidoirie, de se demander ce que craint réellement cette avocate, et avec elles les magistrats qui ont invoqué ce motif pour refuser (cinq fois !) sa remise en liberté. De quel « trouble à l’ordre public » parle-t-on ? D’un procès avec une couverture médiatique nationale ? Les médias, qui font leur travail d’information auprès du grand public lorsqu’ils relaient cette affaire, peuvent-ils être accusés de créer un trouble à l’ordre public ? Les associations féministes reconnues d’utilité publique par l’État, qui partagent leurs analyses en s’appuyant sur leur expertise dans le domaine des violences masculines, et qui rappellent les obligations légales de la France en matière de protection des victimes, entraînent-elles un trouble à l’ordre public ?
 
En réalité, si cette affaire suscite un certain émoi dans l’opinion publique, si elle mobilise les associations féministes, c’est parce qu’elle n’est pas traitée comme elle le devrait. Ce qui indigne c’est d’abord l’échec de la police et de la justice, qui n’ont pas protégé Alexandra Richard suite à son dépôt de plainte contre Sébastien Gest. Les armes présentes au domicile n’ont pas été saisies conformément à l’obligation légale et une médiation a été mise en place, mesure interdite dans les situations de violences conjugales. C’est ensuite une enquête qui n’a, à aucun moment, reconnu le contexte de violences conjugales comme pertinent, et des gendarmes qui ont systématiquement interrompu Alexandra Richard lors de ses dépositions, quand elle essayait de parler des violences. Ce sont enfin des décisions de justice d’une incroyable sévérité – 2 condamnations à 10 ans de prison pour homicide volontaire avec une peine plancher de 5 ans, 5 refus de remise en liberté conditionnelle, des centaines de milliers d’euros de dommages et intérêts – qui témoignent de l’acharnement de l’institution judiciaire contre une femme qu’elle aurait dû protéger. 
 
Les réactions négatives envers une victime de la part des personnes ou des institutions à qui elle parle des violences ou demande de l’aide ont des effets traumatiques sur celle-ci, ce qui constitue une victimisation secondaire. La directive 2012/29/UE du Parlement européen « établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes » indique que :
 
« Les victimes de la traite des êtres humains, du terrorisme, de la criminalité organisée, de violences domestiques, de violences ou d’exploitation sexuelles, de violences fondées sur le genre, d’infractions inspirées par la haine, les victimes handicapées et les enfants victimes ont souvent tendance à subir un taux élevé de victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles. Il convient de faire particulièrement attention lorsqu’on évalue si ces victimes risquent de subir de telles victimisations, intimidations et représailles, et il devrait y avoir une forte présomption qu’elles auront besoin de mesures de protection spécifiques ».
 
L’introduction dans le Code pénal d’une présomption de légitime défense pour les femmes qui tuent leur conjoint violent constituerait une mesure de protection spécifique face au risque de re-victimisation de ces femmes par les tribunaux en charge de ces affaires (lire à ce sujet la tribune « Pour Alexandra Richard et pour toutes les autres : clarifions la loi sur la légitime défense ! »).

L’institution judiciaire a elle-même engendré la mobilisation citoyenne qu’elle a voulu à tout prix éviter, en traitant Alexandra Richard comme une criminelle – la condamnation pour homicide volontaire implique qu’on lui prête une intention de tuer – et en la maintenant en prison. Et on voudrait nous faire croire, dans une magistrale inversion de la culpabilité, que ce sont les associations féministes, avec Alexandra Richard en porte-étendard, qui viendraient créer une agitation dangereuse pour l’ordre social ! Quand des droits essentiels sont bafoués, le problème vient-il de celles et ceux qui s’indignent et dénoncent cette atteinte ?
 
En réponse au rappel par Maître Questiaux des enjeux de l’affaire Richard (la question du traitement juridique des violences sexistes, le caractère structurel de ces violences et le message envoyé à toutes les femmes par des jugements qui n’en ont pas tenu compte), Maître Amisse-Duval s’est exclamée : « on demande la remise en liberté d’Alexandra Richard sous couvert de principes qui nous dépassent ! ». Quel aveu !
 
Premièrement, la remise en liberté d’Alexandra Richard n’est pas demandée au nom de « principes », mais simplement parce que les conditions nécessaires sont réunies : les expertises psychologiques ont confirmé qu’elle ne présente pas un profil criminogène, elle a répondu à toutes les obligations de son contrôle judiciaire avant son procès en première instance, elle s’est présentée à ce procès de son plein gré, et enfin elle a un employeur qui la soutient et un emploi qui l’attend à sa sortie. La remise en liberté sous contrôle judiciaire n’est pas une mesure exceptionnelle : en 2019, elle a été accordée à un père incestueur condamné à deux reprises et, en 2021, à des trafiquants de cocaïne. Par ailleurs, cette demande s’inscrit dans le cadre d’une procédure judiciaire avec un pourvoi en cassation. La remise en liberté sous contrôle judiciaire d’Alexandre Richard n’est pas une remise en cause du jugement émis par la Cour d’appel et ne représenterait en aucun cas une « victoire symbolique ».
 
Deuxièmement, faut-il craindre que les professionnels du droit – les avocats, les magistrats inclus dans ce « nous » – soient effectivement « dépassés » par des principes tels que la protection d’une femme victime de violences conjugales ? Ne sont-ils pas formés pour faire appliquer le droit conformément à ces principes ?
 
Est-il vraiment difficile de comprendre qu’une femme puisse avoir peur pour sa vie au point de saisir un fusil lorsqu’elle est quotidiennement rabaissée, humiliée, violée, frappée, menacée de mort avec des armes chargées, qu’elle vit avec un homme déjà condamné pour avoir tiré sur quelqu’un, dans une maison remplie d’armes à feu, de couteaux de chasse et de munitions ? Les maltraitances qu’elle a subies, les privations de sommeil et de nourriture dans la semaine qui a précédé le drame, l’absence d’intimité jusque sous la douche où il la suivait pour prendre des photos, seraient considérées, dans tout autre contexte que celui d’une relation conjugale, comme des actes de torture. Elle avait affaire à un bourreau qui l’a mise en danger à de multiples reprises, qui n’a eu de cesse de lui répéter qu’il allait la tuer, et pourtant… par un tour de passe-passe qu’on a du mal à comprendre, ces circonstances disparaissent, la plausibilité d’un tir accidentel tel que le relate Alexandra Richard est écartée et elle est condamnée comme si elle avait tué de sang-froid.
 
Le fait qu’une femme commette un homicide involontaire parce que, précisément, elle est victime de violences et tente de sauver sa vie ne devrait pas être une réalité insaisissable pour la justice. Il faut que ces circonstances soient reconnues pour qu’un jugement juste soit rendu. Ces circonstances doivent entraîner des conséquences juridiques, sans quoi les féministes continueront de coller, d’écrire, d’interpeller l’opinion et les pouvoirs publics.
 
La décision de la cour d’appel sera rendue le 24 mars.

Pour soutenir les associations qui apportent un appui financier à Alexandra dans son pourvoi en Cassation, partagez cette cagnotte solidaire. Aidez Alexandra Richard à obtenir justice !